Les jardins de ma mère
Cet article est hors-série car je ne fais en principe pas de reportages sur des jardins. Exceptionnellement, suite au décès de ma mère, Ghislaine de Spoelberch, le 30 novembre 2023, je voudrais lui rendre hommage en vous faisant parcourir ses trois jardins. Situés en Flandre, dans les Ardennes belges et dans la plaine argentine, ces jardin lui posèrent le défi de travailler avec trois paysages et trois climats complètement différents.
Son amour des plantes lui avait été inculquée par sa grand-mère argentine et ne fit que croître au fil des ans. Jusqu’à son dernier jour, maman continua à s’occuper de ses jardins jusque dans les moindres détails, à commander des semences et des bulbes, à orchestrer les plantations. Elle plantait des arbres sans relâche (beaucoup trop serrés), avec une confiance absolue dans l’avenir.
Londerzeel
Pour maintenir l’intérêt tout au long de la saison, maman déployait chaque printemps des efforts considérables pour produire des annuelles à utiliser en bouche-trou. La première étape était de commander les semences (ici aussi les Thompson & Morgan, King’s Seeds, Unwins et autres britanniques avaient sa faveur). Puis venaient les semis en caissettes dans la serre avec du terreau maison soigneusement préparé; delphiniums, gueules de loup, cosmos, zinnias et reine-marguerites ne manquaient jamais. Il fallait ensuite repiquer une à une toutes ces plantules. Si j’étais dans les parages, j’étais mise à contribution pour remplir les centaines de godets nécessaires. Toutes ces annuelles étaient d’abord ‘endurcies’ dans des couches extérieures avant de remplir le moindre interstice dans les parterres.
Le soin que maman mettait à cultiver ses pois de senteur était digne des plus grandes jardinières anglaises. Les sachets de semences pour chaque couleur individuelle étaient choisis à Chelsea. La culture démarrait dès janvier sur les appui de fenêtre de la cuisine. Il fallait épointer les plantules pour les ramifier. Elles étaient transférées dans la serre après le risque de gel, puis dehors avant d’être mises en place au pied de grands grillages dans le potager. Le travail ne s’arrêtait pas là; il fallait encore attacher les pousses, supprimer les rameaux faibles et même couper les vrilles pour produire de plus grandes fleurs! Tout cet effort permettait de cueillir tous les trois jours des poignées entières de ces merveilles parfumées. Les petits-enfants (ici Etienne et Agathe) participaient volontiers à la cueillette.
Cette passion pour l’exploration botanique était intarissable: à 81 ans, maman s’embarqua encore avec l’IDS pour un grand tour dans les montagnes de Kirghizie et du Kazakhstan!
Ces voyages étaient bien entendu l’occasion d’étendre ses collections et pas seulement ses connaissances. Les valises revenaient pleines de boutures et de semences car tout passionné de plantes a fondamentalement une âme de contrebandier. Le jardin est la mémoire vivante de ces aventures.
Chevrouheid
Trente ans plus tard, à la mort de son père, maman hérita de sa propriété dans les Ardennes belges. Situé à 450 mètres d’altitude, orienté plein sud avec une vue imprenable sur les forêts ardennaises, le lieu avait une magie indéniable. Avec son énergie débordante, maman allait faire de ce jardin en terrasses un nouveau paradis. Le climat et le sol argilo-schisteux convenait à merveille à d’autres plantes: hydrangeas, érables, cornouillers… Les colorations d’automne étaient époustouflantes.
Au sein de ces structures, il n’y a pas un interstice qui ne soit pas planté. Les murs de grosses pierres du pays dégoulinent de plantes, parfois spontanées. Les chemins sont bordés de bulbes et de vivaces de choix. Des collections d’arbres conquièrent les prairies environnantes. Ce jardin ardennais procurait un plaisir et une satisfaction énorme à sa créatrice.
Malgré son âge, maman continuait à imaginer de nouveaux projets et à planter frénétiquement. Elle avait découvert les possibilités de l’internet pour se procurer des plantes rares et désirables. L’équipe de jardiniers était importante, mais la patronne travaillait à côté de ses hommes et veillait au moindre détail.
La roseraie occupe une place importante à Chevrouheid et fournit la matière pour les bouquets, omniprésents dans la maison. Outre ses talents de jardinière, Ghislaine était en effet la reine des bouquets et avait pratiqué la décoration florale à un niveau quasi-professionnel.
Sa petite-fille Calliste emporte en brassée de roses exceptionnelles. Jusqu’à un âge avancé, maman taillait tous ses précieux rosiers elle-même, à genoux sur le sol froid de février à mars.
La Diana
L’âge venant, ma mère supportait de moins en moins la grisaille et l’humidité de la Belgique et s’échappait pour passer 3 à 4 mois en Argentine, près de ses cousins. Elle y bénéficiait du printemps et de l’été austral. Ce lieu lui tenait particulièrement à coeur car elle y avait vécu la majeure partie de son enfance, en mode gaucho, élevée par sa grand-mère argentine.
Mis à part un réel intérêt pour le bétail, les chevaux et les cultures, elle y consacrait les longues soirées d’été à développer son troisième jardin. La richesse de la terre et la douceur du climat permettaient de s’aventurer dans des possibilités nouvelles. Ici aussi, de nouveaux parterres étaient ajoutés chaque année et remplis de fleurs: agapanthes, roses, dahlias, hémérocalles, gardénias… Sa collection de sauges était particulièrement belle et attirait les colibris tout autour de la maison.
Ayant vécu de près la création de ces trois jardins, je ne puis que m’émerveiller de l’énergie que ma mère à déployée pour les concevoir, les planter et les entretenir. Elle faisait partie d’une génération de grands jardiniers et jardinières qui rivalisaient dans leurs exploits et leurs collections. Les soucis de maintenance et de durabilité n’étaient, heureusement pour eux, pas encore à l’ordre du jour. Ce type de jardin, avec sa profusion de parterres de vivaces et d’annuelles, demandait un désherbage constant, la suppression des fleurs fanées et des ajouts chaque année. La main d’oeuvre était heureusement abondante et l’eau également. On peut s’interroger sur l’avenir de jardins aussi complexes.
Maman a créé avec art et passion trois coins de paradis très personnels. Je lui tire mon chapeau!