Narcisse, Hyacinthe et compagnie
Les botanistes qui nommèrent les plantes au 18ème siècle étaient baignés de littérature classique et y trouvaient une source inépuisable d’allégories et de noms. Les Métamorphoses du poète romain Ovide, un poème fleuve écrit autour de l’an 1, est particulièrement fécond, racontant des épisodes de l’histoire et de la mythologie grecque et romaine depuis le déluge. L’humain et le divin s’y affrontaient dans toute la gamme des vices et des vertus. Les protagonistes pouvaient se retrouver métamorphosés en animal, en constellation ou en fleur comme punition d’un crime, ou au contraire pour connaître une vie éternelle dans la mémoire des hommes. Le sang versé ou le viol faisait pousser tout un jardin… Découvrons les récits merveilleusement vifs de trois fleurs de printemps bien connues: le narcisse, la jacinthe et le daphné.
L’immense poème d’Ovide fut aussi un sujet d’inspiration inépuisable pour les artistes, qu’ils soient français, italiens ou flamands. L’éditrice Diane de Selliers a publié en 2003 deux grands tomes splendides des Métamorphoses illustrés par la peinture baroque, dont je reproduis ici quelques détails.
Hyacinthe
Phébus est désespéré! “Tu es ma douleur et mon forfait” gémit-il. “Et pourtant quel est mon crime? A moins qu’on ne puisse dire que c’est un crime de jouer, un autre crime d’aimer.”
Pour que la mémoire de Hyacinthe soit préservée à jamais, il sera transformé en fleur.
“Tandis que ces mots s’exhalent de la bouche véridique d’Apollon, voilà que le sang, qui, en se répandant sur la terre avait coloré l’herbe, cesse d’être du sang; plus brillante que la pourpre de Tyr, une fleur apparaît, qui ressemblerait au lys, si elle n’était pas vermeille et le lys argenté.”
Cette toile, de l’école italienne du XVII ème siècle, illustre bien le pathos de la scène. Ici c’est une jacinthe bien blanche qui a jailli du sang répandu. Plus étonnant encore, le beau Hyacinthe semble avoir reçu une balle de tennis sur le nez plutôt que d’avoir la gorge tranchée par un lancer de disque! C’est a se demander si le peintre a bien lu l’histoire…
Narcisse
Le sort de Narcisse nous est beaucoup plus familier parce que le terme de narcissique est entré dans le langage courant depuis que ce trouble de la personnalité a été décrit par Freud.
Parmi ses défauts, le narcissique est incapable d’amour et d’empathie pour autrui et c’est par là que commence l’histoire d’Ovide. La nymphe Echo, (condamnée par la jalousie de Junon à ne pouvoir que répéter ce que l’autre a dit), croise Narcisse dans les bois et en tombe éperdument amoureuse. Lui la rejette violemment et désespérée, Echo se désintègre littéralement et ne survit que dans les parois des rochers. La Mort de Narcisse de Nicolas Poussin (vers 1630), met en scène la nymphe Echo, voluptueusement alanguie sur un rocher, un petit cupidon armé d’une longue flèche et le magnifique Narcisse effondré dans une touffe de… narcisses.
“Comme cette nymphe, d’autres, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s’étaient vus dédaignés par Narcisse. Aussi une victime de ses mépris, levant les mains vers le ciel, s’écria : « Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour ! » (…). Il y avait une source limpide dont les eaux brillaient comme de l’argent ; (…) Là le jeune homme, qu’une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit par la beauté du site et par la fraîcheur de la source. Il veut puiser sa soif ; mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu’il boit, séduit par l’image de sa beauté qu’il aperçoit, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau ; il s’extasie devant lui-même ; il demeure immobile, le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d’Apollon, ses joues lisses, son cou d’ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s’en douter, il se désire lui-même ; il est l’amant et l’objet aimé, le but auquel s’adressent ses voeux ; les feux qu’il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse ! Que de fois, pour saisir son cou, qu’il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s’atteindre ! Que voit-il ? Il l’ignore ; mais ce qu’il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image fugitive ? Ce que tu recherches n’existe pas ; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le reflet de ton image “
D’après Ovide, Narcisse finit par comprendre: “Mais cet enfant, c’est moi ; je l’ai compris et mon image ne me trompe plus ; je brûle d’amour pour moi-même. J’allume la flamme que je porte dans mon sein. Que faire ? Attendre d’être imploré ou implorer moi-même ? Et puis, quelle faveur implorer maintenant ? Ce que je désire est en moi ; ma richesse a causé mes privations. Oh ! que ne puis-je me séparer de mon corps ! Voeu singulier chez un amant, je voudrais que ce que j’aime fût loin de moi. Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus longtemps à vivre, je m’éteins à la fleur de mon âge. La mort ne m’est point cruelle, car elle me délivrera de mes douleurs ; je voudrais que cet objet de ma tendresse eût une plus longue existence ; mais, unis par le coeur, nous mourrons en exhalant le même soupir. »
“Il laissa tomber sa tête lasse sur le vert gazon ; la mort ferma ses yeux qui admiraient toujours la beauté de leur maître. (…) le corps avait disparu ; à la place du corps, on trouve une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de blancs pétales.”
François Lemoyne peint Narcisse contemplant son reflet dans l’eau en 1728. Il y met en scène un Narcisse au corps râblé d’un homme mais au visage de femme. Ici, plus de nymphe ni même de fleur. Le jeune homme se mire dans une très petite flaque d’eau qui lui renvoit son image. Pour ceux qui douteraient de l’actualité du sujet, songez à ceux qui se mirent inlassablement dans leur écran de portable espérant, insatiables, que leur image leur renvoie des likes? Ils passent eux aussi à côté de l'amour et de la vie.
Daphné
Après ces deux jeunes gens, voici une belle histoire de nymphe qui, pour échapper à un sort pire que la mort (le harcèlement sexuel en termes d’aujourd’hui), se voit transformée en plante. La ravissante nymphe Daphné, fille du Dieu dieu de la rivière Penée, avait fait le voeu de virginité. Sauvageonne, elle n’aimait que parcourir “les solitudes des forêts, heureuse d’ignorer et l’amour et l’hymen et ses nœuds.” Le problème est qu’Apollon, frappé par une flèche de Cupidon, en tomba éperdument amoureux et décida de parvenir à ses fins. Dans Apollon et Daphné (1758) Tiepolo peint les quatre protagonistes. Un Cupidon facétieux se dissimule pour observer les résultats de ses méfaits. Daphne exécute un Vade retro satanas avec des mains transformées en branches. Je n’ai pas d’explication plausible pour la vieille bêche rafistolée …
Apollon se lance dans de vains discours, faisant valoir à la belle sa beauté, ses connaissance médicales, ses talents et son pédigrée. Rien n’y fait. “ … emportée par l’effroi, la fille de Pénée précipite sa fuite, et laisse bien loin derrière elle Apollon et ses discours inachevés. Elle fuit, et le dieu lui trouve encore des charmes : le souffle des vents soulevait à plis légers sa robe entr’ouverte ; Zéphire faisait flotter en arrière ses cheveux épars, et sa grâce s’embellissait de sa légèreté. Las de perdre dans les airs de vaines prières, et se laissant emporter par l’amour sur les traces de Daphné, le jeune dieu les suit d’un pas plus rapide.”
Une course-poursuite s’engage, dans laquelle la nymphe sera perdante. “Trahie par ses forces, elle pâlit enfin, et, succombant à la fatigue d’une course aussi rapide, elle tourne ses regards vers les eaux du Pénée. « S’il est vrai, s’écrie-t-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi. Et toi, que j’ai rendue témoin du funeste pouvoir de mes charmes, terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis, en me changeant, cette beauté qui cause mon injure ». À peine elle achevait cette prière, que ses membres s’engourdissent ; une écorce légère enveloppe son sein délicat ; ses cheveux verdissent en feuillage, ses bras s’allongent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, prennent racine et s’attachent à la terre ; la cime d’un arbre couronne sa tête ; il ne reste plus d’elle-même que l’éclat de sa beauté passée. Apollon l’aime encore, et, pressant de sa main le nouvel arbre, il sent, sous l’écorce naissante, palpiter le cœur de Daphné. Il embrasse, au lieu de ses membres, de jeunes rameaux, et couvre l’arbre de baisers, que l’arbre semble repousser encore.”
Ces deux tableaux intitulés Apollon et Daphné, de Giovanni Bilivert et Christian Dietrich respectivement, exaltent le corps d’albâtre de Daphné au moment ou elle va être rattrapée. De la métamorphose on ne distingue que quelques orteils prenant racine… Chacun interprète à sa manière, et selon les canons de son époque, l’érotisme indéniable du texte d’Ovide.
La langue d’Ovide, concise, vive, imagée, reste d’une incroyable modernité. Les thèmes sont éternels. Quand vous vous pencherez sur ces trois fleurs printanières pour en apprécier le parfum, laissez-vous inspirer par les histoires fabuleuses qu’elles nous racontent depuis la nuit des temps.